top of page

Le Caravage, le curé, la mafia et le bout de tableau coupé.

Dernière mise à jour : 15 avr. 2022


Cinquante ans après le vol de « La Nativité » à Palerme, un entretien du curé de l’oratoire de San Lorenzo, filmé en 2001, révèle des détails inédits sur les circonstances de ce larcin.

Sa disparition a suscité d’innombrables spéculations. Dans la nuit du 17 au 18 octobre 1969, un tableau du peintre italien Michelangelo Merisi, dit Caravage, La Nativité avec saint François et saint Laurent, est volé à l’oratoire San Lorenzo de Palerme, en Sicile. Pendant des décennies, plusieurs théories circulent : les plus pessimistes pensent que l’œuvre a été mangée par des rats, après avoir pourri dans une grange.

Cinquante après, La Nativité refait parler d’elle et le mystère entourant ce vol s’éclaircit. Dans un entretien filmé en 2001 par le réalisateur Massimo D’Anolfi, le curé de l’oratoire de San Lorenzo, Rocco Benedetto, révèle des détails inédits sur les circonstances de ce larcin. Il affirme notamment que l’une des familles de la mafia sicilienne, Cosa Nostra, est derrière ce que le FBI considère comme l’un des dix plus importants vols d’œuvres d’art.


L’interview de Rocco Benedetto, mort en 2003, était restée dans les archives de Massimo D’Anolfi jusqu’à ce que l’association sicilienne Amici dei Musei, qui promeut la restauration de l’oratoire de San Lorenzo, apprenne en 2018 que le curé s’était confié au réalisateur. Celui-ci n’avait pas mesuré la portée des révélations du curé : « Pour être honnête, je pensais que les informations contenues dans cet entretien étaient déjà en possession des autorités. »

Dans cette interview, le curé raconte avoir reçu une première lettre, quelques mois après le vol. Cosa Nostra y affirme être en possession du tableau et fait une proposition : « Si vous voulez négocier [son retour], vous devez publier une annonce dans le Giornale di Sicilia [un quotidien sicilien] ». Rocco Benedetto transmet le message au surintendant des affaires culturelles de Palerme, qui fait publier l’annonce dans le journal.


Deux semaines plus tard, le curé reçoit un nouveau courrier, plus inquiétant. « La lettre était accompagnée d’un morceau du tableau, un tout petit morceau de la toile, pour me faire comprendre qu’ils avaient vraiment [la peinture] », raconte Rocco Benedetto. Cosa Nostra demande la publication d’une nouvelle annonce dans le Giornale di Sicilia. « La mafia a fait avec ce tableau ce qu’elle fait avec les victimes d’enlèvements : ils en ont envoyé un morceau, comme ils envoient un doigt ou une oreille d’une victime d’enlèvement », résume Massimo D’Anolfi.

Le curé retourne voir le surintendant des affaires culturelles de Palerme et lui laisse la lettre et le morceau du tableau. Mais le surintendant refuse tout net de publier une nouvelle annonce et dénonce même Rocco Benedetto à la police, le soupçonnant d’avoir lui-même commandité le vol. La police enquête, mais ne trouve rien de probant : « Ils m’ont même pris mes empreintes digitales. Plus tard, le surintendant a admis s’être trompé et il s’est excusé », dit le curé.


La thèse du curé confirmée près de 50 ans plus tard

Le curé obtient une première confirmation de l’implication de Cosa Nostra lorsqu’un prêtre de Carini, à 20 km de Palerme, l’appelle au début des années 1970 pour lui dire qu’il a vu une photographie de La Nativité avec saint François et saint Laurent. Ce prêtre a fait restaurer un tableau, œuvre d’un maître toscan, qui a ensuite été volé, et a contacté des mafiosi locaux pour récupérer sa toile. Un jeune homme est venu le voir avec deux photos : une photo de sa peinture, et une autre de la Nativité. Le curé de Carini a récupéré sa peinture.

Rocco Benedetto informe la police de ce rebondissement et se rend compte qu’« ils savaient depuis longtemps que le tableau se trouvait dans la province de Palerme ». « Les mafieux s’en servaient pour montrer leur pouvoir », ajoute-t-il.

L’implication de la mafia n’a toutefois été confirmée qu’en mai 2018. Dix-sept ans après les déclarations du curé à Massimo D’Anolfi, les enquêteurs italiens ont révélé qu’un repenti de la mafia, Gaetano Grado, leur a confirmé que Gaetano Badalamenti, mafioso de la famille palermitaine de Cinisi, a été en possession de La Nativité et qu’un membre de son clan était entré en contact avec un marchand d’art en Suisse, où la toile était désormais susceptible de se trouver.

« La Nativité » exposée lors des réunions de Cosa Nostra


Dans les années 1990, Salvatore Cancemi, un autre repenti, avait déjà confirmé aux procureurs antimafia que La Nativité était exposée lors des réunions entre les chefs de Cosa Nostra, comme symbole de leur prestige.

Selon les enquêteurs, le tableau aurait pu être transféré en Suisse après la mort de Gaetano Badalamenti le 29 avril 2004 dans un pénitencier américain, où il purgeait depuis 1987 une peine de 45 ans d’emprisonnement pour son implication dans la Pizza Connection, une organisation spécialisée dans le trafic d’héroïne à destination de New York, dont le chiffre d’affaires entre 1975 et 1984 a été estimé à 1,65 milliard de dollars.


Faute d’avoir retrouvé le tableau, une copie a été réinstallée dans l’oratoire, en 2015. En 2018, Rosy Bindi, la présidente de la commission italienne de lutte contre la mafia, a déclaré, à propos du tableau : « Nous espérons le trouver et le ramener chez lui, à Palerme. »


Reste un fait troublant révélé par l’entretien de Rocco Benedetto : quelques mois avant le vol, celui-ci a reçu la visite d’un journaliste de la RAI, qui voulait l’interviewer au sujet du tableau du Caravage dans le cadre d’une émission consacrée aux « chefs-d’œuvre oubliés ». Le curé a refusé, assurant que si le public apprenait l’existence d’un tel tableau, il serait volé, puisque aucune mesure de sécurité n’avait été prise pour le protéger. La RAI obtint néanmoins l’autorisation du fameux surintendant des affaires culturelles de Palerme pour réaliser ce reportage. Quelques mois après la diffusion du reportage, le tableau fut volé.




Source : Le Monde

19 vues0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page